Francis Bacon, je le connaissais sans le connaître vraiment. Né à Dublin en 1909, il était à n’en pas douter Irlandais de naissance, si ce n’est de sang irlandais. Comme tout Irlandais qui se respecte, il aimait jouer, boire et était animé d’un perpétuel désir d’ailleurs. La première fois que je l’ai rencontré, c’était dans la rue, en 1971, devant un tribunal londonien, le Marlborough Magistrates Court. Le Daily Telegraph avait révélé, dans un article, qu’il était soupçonné de se droguer. L’artiste fut acquitté. Sa ligne de défense avait consisté à expliquer au magistrat qu’il n’aurait jamais pu fumer le cannabis que l’on avait trouvé à son domicile, car il avait de l’asthme.
Au cours des vingt années suivantes, je l’ai photographié de nombreuses fois à Londres et, sur son invitation, à Paris, en 1977, à l’occasion de son exposition à la Galerie Claude Bernard, rue des Beaux- Arts. Cette petite rue grouillait encore de monde vingt-quatre heures après le vernissage qui avait attiré, selon les estimations de la police, 8 000 personnes. Six ans plus tôt, les Français lui avaient fait l’insigne honneur d’organiser une rétrospective de son œuvre au Grand Palais. Consécration d’autant plus extraordinaire qu’elle était accordée par une ville qui avait vu naître la photographie en 1839, le jour où Daguerre s’était exclamé de son balcon : « J’ai saisi la lumière au passage et je l’ai enchaînée ! »
Bacon avait aimé Paris dès son premier séjour, dans les années 1920. Il avait alors vu une exposition de Picasso qui lui avait donné envie de se mettre à la peinture – ses propres tableaux susciteraient eux aussi, plus tard, nombre de vocations. Ses toiles ont une telle puissance, un tel effet sur les émotions, que l’on est fasciné, rebuté ou les deux à la fois.
Pendant les années 1970, je voyais et échangeais régulièrement avec Francis Bacon à Soho, le quartier bohème de Londres, bourré de clubs de strip-tease, de cafés et de pubs. Il y avait alors aussi beaucoup de clubs permettant à leurs membres – journalistes, petits voyous, médecins, artistes et écrivains – d’étancher leur soif entre 15h et 17h30, à l’heure où les pubs étaient contraints de fermer. Je me souviens très bien de cette époque. Photographe à la rédaction de l’Evening Standard au début des années 1960, je partageais mon temps libre entre plusieurs d’entre eux : Ronnie Scott’s, The Marquee Club, The Colony Room et The York Minster, qui s’appelle maintenant The French.
Je me souviens avec affection de Francis, seul à sa table, quelques années avant sa mort, savourant un déjeuner bien arrosé au délicieux restaurant Bibendum, dans l’immeuble Michelin. Ce dernier était situé à l’intersection de Fulham Road et de l’extrémité de Pelham Street, à dix minutes à pied de son studio de Reece Mews, à South Kensington. J’avais alors eu de nombreuses occasions de le photographier, à Londres et à Paris. Je dois dire que Valerie Beston, de la Galerie Marlborough Fine Art, en qui Bacon avait toute confiance et sur qui il comptait pour juger qui il devait voir ou ne pas voir, m’avait aidé à entrer en contact avec Bacon et Graham Sutherland, dont l’épouse, Kathleen, était irlandaise.
Bacon m’avait donné son numéro de téléphone personnel. Je me souviens l’avoir appelé le jour de sa rétrospective à la Tate Gallery, en 1985, pour lui demander à quelle heure il y serait, car je voulais le photographier sur les marches, devant le bâtiment aujourd’hui rebaptisé Tate Britain. Comme toujours au téléphone, il s’est montré très aimable et m’a dit d’y être vers quatorze heures, heure à laquelle il arriverait avec des amis. Il arriva effectivement juste après quatorze heures, avec ses amis Richard Chopping et Denis Wirth-Miller, pour le vernissage de cette seconde rétrospective à la Tate Gallery. L’ensemble de la presse était déjà à l’intérieur. J’étais enchanté d’avoir l’exclusivité à l’extérieur de l’illustre bâtiment. Durant les années 1980, je photographiais aussi un compatriote de Bacon, Samuel Beckett, également né à Dublin trois ans avant lui. Je suis tombé sous le charme de ces deux hommes. J’avais espéré les photographier ensemble. Je l’avais demandé à Francis, qui était aussi conscient de l’importance de Beckett que ce dernier l’était de la sienne. Francis Bacon m’avait dit qu’il n’y avait aucun message dans ses œuvres, ni aucun lien avec Beckett. Comme ce dernier, il ne mentait pas. C’est David Sylvester, le critique d’art, qui créa, à l’occasion de ses interviews avec Bacon, un gagne-pain dont beaucoup d’écrivains dépendent encore aujourd’hui. Je me souviens avoir pris le thé avec David au Dublin Writers Centre en 2001. Je venais de le photographier devant la Hugh Lane Gallery, et il m’avait raconté que des photographes lui proposaient souvent de faire son portrait dans l’espoir qu’il les présenterait à Bacon. Nombre d’entre eux ont effectivement photographié Bacon. Il était heureux en leur compagnie, beaucoup moins avec les journalistes. J’entends encore Bill Brandt me parler de la magnifique photo qu’il avait prise de Francis Bacon à Primrose Hill – et que Bacon m’a dit détester, quelques années plus tard. En fait, la photographie a énormément influencé son travail. Il s’arrêtait souvent au photomaton installé dans la station de métro South Kensington, posait, puis en ressortait avec quatre portraits format passeport. Il travaillait ensuite à partir de ces clichés. Récemment, à Londres, je suis passé devant la porte désormais close du club Colony Room, où j’avais une fois entendu Bacon hurler « champagne pour mes vrais amis et la vraie misère pour les faux » – l’un de ses toasts préférés, qu’il prononçait avec une politesse cérémonieuse et glaciale…
Les personnes ayant connu Bacon se font rares aujourd’hui, alors que les expositions de ses œuvres, partout dans le monde, sont toujours un événement artistique majeur. Ce passionné de triptyques immortalisa Muriel Belcher dans Trois études de Muriel Belcher (1966). Muriel était une célébrité à Soho depuis qu’elle avait ouvert, en 1948, le club Colony Room dont Francis Bacon était le membre le plus célèbre et elle en était très fière. À l’instar de Samuel Beckett, Bacon avait une vision très sombre de l’existence humaine – le premier l’exprimait avec des mots, le second avec son pinceau.
Je tiens à remercier M. Majid Boustany, fondateur et directeur de la Francis Bacon MB Art Foundation à Monaco, de m’avoir invité à visiter cette institution incontournable pour les spécialistes et les chercheurs qu’intéresse l’étude rétrospective de cet artiste. La collection comporte entre autres des lettres, des photographies, des peintures, des livres sur Bacon, dans toutes les langues, ainsi qu’une boîte de conserve vide de haricots blancs de la marque Batchelors’, tout éclaboussée de peinture, qui contient un assortiment de grands pinceaux qui ont servi à créer une œuvre d’art unique, d’une grande inventivité.
J’ai moi-même organisé une exposition de photographies intitulée « Bacon, Beckett et Burroughs » à l’October Gallery, à Londres, en février 1990. Comme on dit en Irlande, « Their likes we will never see again » (Des gens comme eux, on n’en verra plus jamais).
John Minihan
Photographe